Kerkennah la sereine

« Kerkennah, le dernier paradis ? »

se demande l’écrivain Armand Guibert au cours de son périple dans cet archipel tunisien. Peut-être pas le dernier, mais certainement un paradis.

« Au bout d’une heure de traversée en car-ferry, sur une mer de jade souvent très calme, une ligne fine et horizontale s’offre lentement au regard, tel un immense radeau de palmiers à fleur de l’eau. »— Marguerite Yourcenar, Archipel de la Mémoire.

Autour quelques voiles blanches de felouques, s’érigent sur la mer, dansant avec grâce aux caresses du vent. Kerkennah apparaît et une sensation de sérénité vous envahit.

Les îles Kerkennah se situent au large de Sfax à 18 Km des côtes. A part quelques ilots désertiques, l’archipel est essentiellement formé de deux îles, Gharbi, l’occidentale, d’un superficie de 15 kilomètres sur 7, et Chergui, l’orientale, mesurant 42 kilomètres sur 8. Une chaussée romaine les reliait jusqu’en 1981, date à laquelle elle fût remplacée partiellement par le pont d’El Kantara
Histoire
Les jardiniers de la mer

La pêche constitue l’activité principale des îles Kerkennah, chez la grande majorité des kerkenniens c’est une seconde nature, même pour ceux dont le métier est tout autre.

Le plateau sous-marin entourant les îles est constitué, sur près de 65 kilomètres, de très hauts fonds ponctués d’oueds, chenaux et dépressions de profondeur assez importantes.

La mer est comme un vaste jardin de hauts-fonds entourant les îles que les pêcheurs de Kerkennah ont su dompter en explorant ses recoins les plus intimes, et en y adaptant leurs propres techniques de pêche.

Ils se sont appropriés ces hauts-fonds, et en ont même privatisé des parcelles pour y installer des pêcheries fixes dénommée “charfias”, qui veut dire pêche noble et honnête.

Jouant avec les reflux de la marée, la “charfia” est un piège à poissons fait de nasses en alfa et de branches de palmier.


Les branches sont plantées à la main, centimètres par centimètres.
Ces “charfias”, véritables labyrinthes pour les poissons, longent les côtes de l’archipel, dessinant lignes et zigzags à la surface de l’eau.

Cette technique de pêche a été récemment inscrite au patrimoine culturel immatériel de l’humanité de à l’UNESCO. Spécificité unique au monde, les kerkenniens peuvent posséder des titres de propriété sur des parcelles de mer, où ils y installent leurs “charfia”, pièges à poissons et “karours“ (pièges à poulpes).

À travers les âges, les kerkenniens n’ont cessé de diversifier leurs méthodes et outils de pêche pour attraper les nombreuses espèces frayant l’archipel 
et ses abords.

La “dammassa”, ou “pêche à la sautade”, est une technique de pêche au mulet sauteur où les pêcheurs battent l’eau avec leurs rames ou de grands bâtons. Pour s’enfuir, les poissons sautent hors de l’eau et atterrissent dans les mailles d’un filet posé horizontalement.

La pêche à l’épervier est une méthode utilisant un filet lesté de plomb appelé “tarraha”. Il est lancé à la main directement sur les bancs de poisson, depuis la côte, les pieds dans l’eau, ou depuis une barque éloignée du rivage.

De nombreux bancs d’éponges tapissent les hauts-fonds au large des îles Kerkennah. C’est pourquoi dès la fin du XIXe siècle, des pêcheurs d’éponges égyptiens et grecs essentiellement originaires de Kalymnos (île longtemps considérée comme étant la capitale mondiale des éponges) vinrent s’installer à Sfax.

L’ancien secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-moon, avait un projet de constitution pour protéger les océans et les mers à travers le globe, notamment de la pollution et de la pêche intensive. Pour illustrer son projet, il avait choisi comme exemple les îles Kerkennah avec ce documentaire intitulé « Sauver la mer, sauver une culture ».

Ce dernier raconte les techniques et la culture des pêcheurs kerkenniens, autrefois respectueuse de la mer et de ses ressources.

Sur ces îlots à la fois si riches et déserts, l’absence de pollution sonore et lumineuse inspire sérénité, simplicité et générosité. Que vous les croisiez sur terre comme en mer, les visages des anciens de Kerkennah témoignent de l’atmosphère apaisante de l’archipel.
Vie sociale, culture et traditions

Pêcheurs le jour, mais dès la tombée de la nuit, certains deviennent musiciens, chanteurs, danseurs, poètes… Les troupes de “tbal” (tambour en arabe), constituent la formation de musiciens traditionnelle des îles Kerkennah, avec habituellement deux joueurs de “tbal“, et deux joueurs de  “zokra”, un instrument à vent en bois très répandu dans le monde arabo-musulman. Pour célébrer les grandes occasions comme les mariages ou les circoncisions, c’est à la troupe de “tbal” que l’on confie l’importante tâche d’animer les soirées.

A Kerkennah, les mariages durent trois jours et trois nuits. Que ce soit la cour familiale ou encore la place du village, elles sont transformées en salles de mariages bordées de branches de palmiers et ornées de “margoums” (tapis traditionnels multicolores).

Une fois les invités installés, la troupe se lance et danse en faisant tournoyer leurs longues jupes plissées blanches, avançant en ligne vers l’audience. On voit certains convives sortir un billet pour les mariés, mais aussi pour demander telle ou telle chanson. Alors, le poète de la troupe, billet à la main, improvise à la gloire de celui qui a offert le billet, en citant sa famille et ses aïeux, parfois avec une note d’humour. Ainsi, chacun participe à la cagnotte des mariés pour une éventuelle construction de maison, de bateau, ou encore de puits.


La solidarité et l’entraide ont un ancrage profond dans la vie sociale et économique des kerkenniens, elles y perdurent encore aujourd’hui.

En plus des 3 jours et 3 nuits de fête, tout mariage traditionnel kerkennien ne peut se faire sans la cérémonie de la “Koffa” (couffin en arabe). Les felouques, barques et bateaux se parent de foulards, et emmènent futurs mariés et convives pour une baignade au large. 



Celui qui le souhaite se jette à l’eau, puis vient le tour du couple, que chacun saluera avant de remonter sur les embarcations, et rejoindre le rivage, en musique.

Célébration de la mer, de la vie, de l’union sacrée, la cérémonie revêt aussi un aspect de rite de passage. Lors du retour de la “Koffa”, la terre ferme encore loin, le futur marié est jeté à l’eau, et doit terminer le trajet retour à la nage. 



Les kerkenniens ont longtemps été, dans leur quasi-totalité, des marins pêcheurs. Il fallait donc s’assurer de la capacité à bien nager du marié afin de minimiser les risques pour sa future épouse et la famille qu’ils allaient fonder ensemble.

La femme Kerkenienne a une place particulière aux îles Kerkennah, elle participe à presque toutes les activités économiques et sociales des îles. Elle prend son destin en main et pèse de son poids dans presque tous les espaces masculins. Pêche, agriculture, santé, l’isolement qui a fini par donner aux gens de Kerkennah une force de caractère extraordinaire a aussi fait de ces femmes et hommes des gens à part, des battants que l’on retrouve souvent à des hauts postes, mais surtout il a fait d’eux des gens attachants.
Cette vie très modeste en marge du XXIème siècle n’attire pas spécialement les jeunes. Pas beaucoup de distractions à part le football pour les garçons, la pétanque pour les moins jeunes, on est loin de la vie trépidante des grandes villes, loin de tout ce que peut montrer depuis quelques années les chaînes de télévision. Sortie du Lycée de Remla, qui compte néanmoins 3200 élèves, bac en poche ou non, beaucoup préfèrent rejoindre le continent pour poursuivre leurs études ou pour entrer dans la vie active. Kerkennah retrouve ces enfants dés leurs vacances ils ne l’oublient pas ils ne l’oublieront jamais, les Kerkenniens reviennent toujours aux îles comme l’amoureux qui revient à sa bien-aimée.